dimanche 14 août 2016

Elodie

Elle s'appelle Elodie, elle a douze ans. Le rendez-vous au cours duquel je m'apprête à la rencontrer a été fixé en urgence. Nous sommes lundi. Sa mère a appelé vendredi soir, à une heure où les secrétaires auraient déjà dû être en week-end. Hasard ou non, Myriam était encore là pour prendre cet appel. Ce matin, elle m'a prévenue : "La mère m'a dit "j'ai besoin d'un rendez-vous pour ma fille suite à une tentative de vous-savez-quoi". J'ai eu beau lui dire que non, je ne savais pas, elle n'a jamais voulu m'en dire plus. Du coup, j'ai pensé que c'était peut-être urgent". Elles sont chouettes, nos secrétaires de pédopsy. Myriam s'est demandé ce que ça pouvait bien être, cette "tentative de vous-savez-quoi". Elle a pensé suicide d'abord, viol ensuite, dans tous les cas ça justifiait bien un rendez-vous en urgence.
Je passe par le secrétariat récupérer le dossier tout neuf, l'occasion de vérifier qu'Elodie n'a jamais consulté ici avant. Son frère aîné, en revanche, si. Il est même bien connu, suivi depuis longtemps par le chef de service et hospitalisé plusieurs fois pour des troubles du comportement massifs à type d'hétéro-agressivité. Famille problématique, pour changer...
 
Comme d'habitude, je commence par recevoir Elodie avec sa mère. Elle est petite, menue, blonde et très silencieuse. Sa mère non plus, ne dit rien. J'entame donc la discussion, revenant sur l'appel passé par la mère trois jours plus tôt. Je mentionne la "tentative de vous-savez-quoi", et attend que l'une des deux m'explique de quoi il retourne. Rien. Le blanc, le vide, pas un début de réponse. Elodie fixe le sol et sa mère la fixe. Ca ne m'arrive que très rarement, et pourtant je m'entends durcir le ton en disant que je ne pourrai rien faire si personne ne se décide à me dire de quoi on parle. La mère soupire, lance un regard noir à sa fille et finit par lâcher le morceau. Elle me raconte que mercredi dernier, soit il y a quasiment une semaine, mais surtout deux jours avant son appel, elle a retrouvé Elodie inconsciente, pendue dans les toilettes du domicile familial. J'entends la petite machine de mes neurones qui s'emballe, pas franchement rassurée de se retrouver avec plus de questions que de réponses, tout à coup. Quelque part dans mon ventre, un voyant s'allume pour me signaler que la suite ne va pas me plaire, mais la petite voix dans ma tête me souffle qu'il va bien falloir que je réclame des réponses.
Alors, je demande :
"- D'accord. Ca, c'était mercredi dernier. Est-ce que vous avez vu un médecin depuis ?
- Non".
C'est un non posé, qui sonne comme une évidence. Ce n'est pas un non défensif, pas le moins du monde. Je confirme, la suite ne me plaît pas.
"- Ok. Donc mercredi dernier, vous avez trouvé Elodie inconsciente, pendue dans les toilettes. Vous avez appelé les secours ?
- Non. J'ai appelé son père pour la décrocher, parce que tout seule j'y arrivais pas. Mais je suis restée toute la nuit avec elle hein !".
Elodie a toujours les yeux rivés au sol, et n'émet pas le moindre bruit. Dans ma tête, c'est la tempête, et la petite voix hurle quelque chose comme "la putain de ta mère la pute, irresponsable de ta race, tu trouves ta gamines de douze ans pendue et inconsciente, non seulement t'appelles pas les secours mais en plus elle voit pas de médecin et tu attends deux jours de plus pour nous appeler nous ???!!!". Les insultes défilent dans ma boîte crânienne, plus ordurières les unes que les autres. Et puis le filtre entre en action, ce filtre plus ou moins efficace qui fait le tri entre ce qu'il se passe dans ma tête et les mots que je prononce. Alors voilà, j'ai pensé ""la putain de ta mère la pute, irresponsable de ta race, elle a DOUZE ans, elle était PENDUE et INCONSCIENTE". Et j'ai dit : "Ah". Un "Ah" posé, sans rage, résultat d'un écrémage massif sur le chemin entre mon cerveau et ma bouche. Dans mon ventre, ça clignote à tout va et je me dis que je ne vais pas pouvoir continuer cette consultation dans ces conditions. Le plus aimablement possible, je propose de faire sortir la mère pour voir Elodie seule, ce que je fais toujours mais rarement aussi vite.
 
Sa mère est sortie, et je croise enfin le regard d'Elodie. Je me lance : "Bon. J'ai entendu ce que ta mère avait à dire, et l'explication qu'elle donne à cette tentative de suicide. Cela étant, je ne pense pas que tu aies voulu mourir uniquement parce que vous vous étiez disputées juste avant, je me trompe ?". Je me rends bien compte que je n'ai pas tellement enrobé cette question, mais vu comment mère et fille sont enclines à me répondre (ou pas), je me dis que j'ai tout intérêt à éviter les détours. Alors j'y vais franco, et c'est comme une bouée que je lance par dessus bord. Etonnamment, Elodie s'en saisit. Elle s'en saisit, et elle ne la lâche plus.
Elle a de jolis yeux noisettes qui prennent soudainement l'eau. Elle déballe, enfin. Son frère aîné dont le comportement violent accapare l'attention parentale, et à qui on pardonne pourtant tout, "parce que c'est un garçon". Sa quête de reconnaissance parentale, systématiquement mise en échec malgré son comportement exemplaire et ses excellents résultats scolaires. Les disputes qui déchirent la famille au sens large, laissant ses parents très isolés. L'alcoolisme de ses parents : "ils boivent toute la journée avec leurs amis, surtout en ce moment parce que c'est les vacances, moi ça me fait peur". Leurs autres addictions, aussi : "mon père il fume de l'herbe, mais enfin personne fait ça !". Le fossé qu'elle perçoit entre ses parents et ceux des autres, mais aussi entre ses parents et elle. Les relations compliquées au collège, depuis qu'elle a été trahie par ses meilleures amies. Les agressions sexuelles : "y a des garçons au collège, ça fait un an qu'ils m'appellent bouche de suceuse. Ils se sont mis à plusieurs pour me toucher, moi je voulais pas mais ils m'ont forcée. J'en ai parlé à mes parents, ils ont rien fait". L'angoisse qui la ronge, le sommeil qui la fuit. Tout ça, et plus encore. Elle énumère presque, en essuyant régulièrement les larmes qui dégoulinent sur ses tâches de rousseur. Dans ma tête, c'est le grand vide. Un grand vide attentif et concentré, qui laisse toute la place à ce qu'elle a à dire, elle. Elle dit, et les mots qu'elle prononce viennent se poser sur ma feuille de consultation, que je gratte aussi vite que possible. Je ne cherche pas à élaguer, à résumer, à reformuler. Je note du brut, du avec des guillemets, du "comme ça sort". On fera le tri plus tard.
 
Nous sommes restées en tête à tête pendant quasiment une heure et demie. Ca fait très long, surtout en toute fin de journée, quand la concentration et l'attention sont déjà un peu rentrées à la maison. Ca fait très long, mais il fallait bien ça. Une heure et demie après, la fatigue aidant, je me résume la situation comme suit : "Cette gamine est brillante, c'est évident. Elle n'est pas née dans la bonne famille". 
Quand elle est arrivée au bout de ce qu'elle avait à évacuer pour aujourd'hui, Elodie s'est arrêtée toute seule et m'a dit dans un sourire, le premier : "Je suis désolée, ça fait beaucoup. Merci de m'avoir écoutée". Je l'ai rassurée sur le fait que j'étais là pour ça, et j'ai ajouté que j'étais contente de l'avoir fait. J'ai hésité à proposer une hospitalisation, j'ai renoncé. D'une part, parce que face à moi, Elodie était visiblement, physiquement, soulagée. D'autre part, parce que sa tentative de suicide datait déjà de presque une semaine, qu'elle n'était pas repassée à l'acte alors qu'elle aurait pu et qu'elle m'assurait qu'elle n'avais plus d'idées suicidaires depuis. Parce qu'elle avait saisi la main tendue. Parce que, aussi, il faut ménager la chèvre et le chou et qu'une proposition d'hospitalisation m'aurait sans doute coûté les foudres de la mère et que je n'aurais plus jamais revu Elodie.
J'ai fait revenir sa mère. Je ne reçois quasiment jamais les parents seuls, j'estime que mes petits patients sont en droit de savoir ce que l'on dit d'eux et de vérifier que je ne révèle pas ce qu'ils me racontent (sauf en cas de danger, évidemment). Je ne voulais pas me précipiter sur un traitement antidépresseur, mais je n'avais pas tellement envie de renvoyer Elodie chez elle seule avec ses angoisses et ses troubles du sommeil. J'ai joué le bluff, commençant par proposer l'Atarax pour être sûre que la mère me laisserait au moins tenter la mélatonine. J'ai insisté sur la nécessité de se revoir, et vite. J'y ai mis toute la douceur qu'il me restait, j'ai lutté pour ne pas être dans le jugement et mettre ma colère en sourdine.
 
Beaucoup de douceur, mais une certaine fermeté, ou plutôt une fermeté certaine, qui m'a surprise. La mère a acquiescé. J'ai fixé un rendez-vous en fin de semaine, en insistant sur la nécessite de nous rappeler avant si les idées suicidaires repointaient le bout de leur nez. Je m'adressais essentiellement à Elodie, mais c'est sa mère qui a répondu : "Oh vous savez, maintenant je pense que ça va aller !". Elodie m'a souri, un sourire qui a fait briller un peu ses jolies yeux noisettes. J'ai senti que c'était le début d'une relation thérapeutique solide. Les mois qui ont suivis m'ont donnés raison.
 
Oui, je pense que ça va aller.

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